Les jeunes diplômés, tout juste sortis des grandes écoles et des facultés, pensaient avoir décroché le sésame des métiers d’avenir. Cela dit, l’essor fulgurant de l’IA rebat les cartes. Leur recrutement se tarit, les stages se multiplient, mal payés, qui ne débouchent guère sur un emploi stable. Pendant ce temps, des métiers techniques et artisanaux, longtemps boudés, semblent pouvoir échapper à la tempête. Une bascule qui nous oblige, collectivement et individuellement, à repenser les stratégies d’emploi et de formation. Il ne suffit pas de se former en urgence aux usages de l’IA.
L’angoisse du jeune col blanc au moment d’entrer sur le marché de l’emploi
Dario Amodei, cofondateur d’Anthropic (éditeur de Claude, le moteur d’IA générative concurrent de ChatGPT) sonne l'alarme : jusqu’à 50 % des emplois de bureau d’entrée de gamme pourraient disparaître d'ici à cinq ans. Les jeunes cols blancs, fraîchement sortis d’école, sont les premières victimes. Ce n’est plus un scénario lointain, c’est une lame de fond qui balaie les services des entreprises – marketing, RH, finance, conseil… Ces emplois qui permettaient aux jeunes générations d'entrer dans les entreprises et de s'y faire les dents, avant de progressivement monter en compétences, ces emplois sont amenés à disparaître : les jeunes cols bancs pourraient purement et simple être évincés par des IA capables de rédiger des rapports, d’analyser des données ou de concevoir des présentations (la lente maîtrise de Powerpoint remplacées par les quelques minutes nécessaires à l'exploitation de Gamma, par exemple).
Les jeunes issus des grandes écoles de commerce ne sont pas beaucoup mieux lotis… Études de marché, benchmarks ou missions de conseil, l’IA tire déjà des conclusions plus vite et souvent mieux qu’eux. Pire, ces tâches étaient précisément, elles aussi, celles qui permettaient aux juniors de faire leurs armes, d’apprendre sur le tas. Désormais, ces postes se réduisent comme peau de chagrin. Ces emplois du tertiaire, naguère synonyme d’ascension sociale, deviennent une trappe pour une génération qui avait tout misé sur ses diplômes. Le secteur public, relativement protégé pour l’instant, ne perd rien pour attendre : avec des déficits publics à résorber, des coupes pourraient frapper demain, sans garantie de pouvoir attirer de nouveaux talents motivés.
L’aveuglement face à la réalité des métiers
Pendant ce temps, un paradoxe se dessine : les métiers techniques, industriels ou manuels – longtemps considérés comme des voies de garage par les jeunes générations – semblent nettement plus prometteurs (sinon stables). L’industrie, la maintenance, le BTP, l’artisanat : ces secteurs peinent à recruter, voient leurs carnets de commandes se remplir, et affichent des niveaux de rémunération qui rivalisent, pour ne pas dire plus, avec les emplois de bureau. La pénurie de main-d’œuvre y est telle que les salaires montent, et que les artisans et techniciens travaillent souvent à guichets fermés, plusieurs mois à l’avance. En clair, l’IA néglige les métiers où la valeur ajoutée humaine ou technique reste irremplaçable (demandez donc à une IA de réparer un robinet qui fuit). Mais, ces métiers-là n’attirent pas. Cela vaut également dans le secteur public (par exemple dans le secteur de la santé) où de nombreux emplois techniques ne trouvent pas preneurs, à cause notamment de salaires insuffisants et de conditions de travail éprouvantes. Les jeunes rêvent de "startup nation", de consulting, de marketing ou de design. Ils fuient les ateliers, les chantiers, les usines. Le résultat est là : une génération formée pour des fonctions tertiaires dont l’IA se charge désormais, tandis que les emplois techniques, eux, restent vacants. (Aux parents en quête d’une stratégie de formation pertinente pour leurs adolescents, comme aux adultes qui songent à se reconvertir avant d'être dévalués par l'IA, on recommandera ici la lecture roborative d’« Éloge du carburateur » de Matthew B. Crawford !)
L’entreprise face à l’urgence du transfert d’emploi
Le problème n’est pas seulement macroéconomique (croire qu’un plan national suffira à rééquilibrer le marché de l’emploi est illusoire). Il se joue aussi au niveau de chaque entreprise, car c'est en leur sein même qu’il faut agir : analyser les métiers menacés, anticiper les suppressions de postes, identifier les compétences à conserver ou à développer, et organiser des passerelles. L’entreprise doit s'interroger, poste par poste : quelles tâches peuvent être confiées à l’IA ? Quelles sont celles qui exigent une expertise humaine ou technique que l’IA ne remplacera pas ? Quelles nouvelles missions peuvent émerger, là où la valeur ajoutée humaine est irremplaçable – relation client (sauf dans les tâches déjà conquises par l'IA), accompagnement, conception de solutions complexes, etc. ? C’est une refonte en profondeur des organigrammes, des fiches de poste, des parcours professionnels qu’il faut mener. Sans ce travail, les jeunes générations continueront d'entrer dans des métiers condamnés, avant d’être finalement rattrapées par l’IA.
Les Directions Formation aux avant-postes
Peu de personnes savent vraiment utiliser l’IA. Prompts, langages, compréhension des limites et des biais : former les équipes à l’usage de ces outils ne consiste pas en une simple prise en main technique. C’est une culture de l’IA qu’il faut diffuser dans l’entreprise. Savoir interagir efficacement avec une IA, identifier quand elle peut aider et quand elle ne le peut pas, comprendre ce qu’elle fait et ce qu’elle ne peut pas faire, sont devenus des compétences fondamentales. Mais il ne faut pas se bercer d’illusions : la formation est une condition nécessaire, mais elle ne peut suffire, seule, à protéger des destructions d’emplois. L’ampleur et la rapidité de la révolution opérée par l’IA laissent craindre qu’elle soit, cette fois, nettement plus destructrice que les révolutions technologiques précédentes.
Quant aux Directions Formation aux avant-postes de cette transformation, elles ne brillent pas toujours par leur maîtrise du sujet. Combien ont réellement intégré l’IA dans leurs propres processus ? Qui a déjà formé ses équipes à rédiger des prompts efficaces ou à détecter les hallucinations des modèles génératifs ? À l’heure où l’IA envahit le quotidien, le constat est là : les Directions Formation peinent à s’approprier ces outils et à les transformer en leviers pour leur propre métier. Le risque est grand que ce retard se répercute sur l’ensemble de l’entreprise. Si la formation ne se saisit pas du sujet, qui le fera ? Pour préparer les jeunes générations à ce nouvel environnement, elle doit commencer par donner l'exemple.
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