Comment sauver ce que les machines ne savent pas faire ? Chaque jour, des milliers de gestes métiers disparaissent avec celles et ceux qui les ont perfectionnés pendant des décennies. Dans cette interview à deux voix, Franck Vermet et Jean-Roch Houllier partagent leur conviction : il est possible — et urgent — de rendre transmissibles ces savoirs tacites en s’appuyant sur des méthodes éprouvées et les apports de l’IA. À l’occasion de la parution de leur ouvrage Transmettre des savoir-faire et gestes métiers (éditions Dunod), ils reviennent sur une aventure intellectuelle et humaine au service d’une promesse : redonner de la valeur à l’intelligence du geste.
À quel moment avez-vous pris conscience qu’il y avait urgence à documenter, transmettre et structurer les gestes métier ?
Franck Vermet : Voilà 20 ans que je travaille dans des industries manufacturières (le manufacturier, littéralement : « fait par la main »). La magie de cette intelligence du geste m’a toujours fasciné, que ce soit comme directeur d’usine ou consultant Lean Manufacturing dans de grands groupes. Ce n’est que récemment, pendant la pandémie, que j’ai pris conscience de l’urgence de sauver ce patrimoine humain qui disparaît avec la génération des boomers : 2500 personnes partent chaque jour en retraite en France avec une quarantaine d’années d’expérience, c’est 100 000 ans d’expérience qui s’évaporent quotidiennement. D’autant plus qu’il y a des énergies à libérer pour les générations concernées : la volonté de transmettre des sachants, la soif d’apprendre des nouveaux collaborateurs.
D’où l’utilisation du « TWI » et de l’IA…
Jean-Roch Houllier : La méthode TWI, ancêtre de la Formation en Situation de Travail (FEST) a été utilisée par les Américains, à partir de la Seconde Guerre mondiale, pour former 11 millions de personnes (principalement des femmes sans expérience industrielle) à construire des avions, des chars, des armes. Ils ont alors tout simplement découvert comment l’Humain transmettait : en explicitant l’implicite de celui qui fait par expérience, et en rendant autonome comme on apprend à conduire (code, autoécole et conduite accompagnée). Il existe une grammaire du geste, une manière universelle de transmettre le savoir-faire.
Un exemple ?
Franck Vermet : Dimanche dernier, j’ai cuisiné un chou-fleur rôti au curry. La recette disait : « enfourner » (quoi), « à 210 °C pendant 25 minutes » (comment), « pour un effet croustillant » (pourquoi) ! Nous avons donc écrit les règles de grammaire et appris cette sémantique à une IA pour une formulation simple à documenter avec les sachants et facile à mémoriser pour les apprenants. L’IA plus classique a également été intégrée pour générer nos tutoriels vidéo et nos quiz automatiquement, les traduire dans n’importe quelle langue et les faire parler. En somme : le meilleur de l’humain (la méthodologie TWI adaptée à la complexité des machines, des processus et à la customisation des produits dans le monde moderne) allié au meilleur de l’IA pour transmettre les meilleures pratiques d’une personne à une autre en un temps record (deux à dix fois plus vite qu’habituellement), avec, pour les entreprises, sécurité, qualité et productivité accrue. Cette méthode se retrouve dans Hapster à travers 4 dimensions interconnectées : TWI augmenté, grammaire du geste, écosystème digital de captation et de transmission des savoir-faire, classement et capitalisation.
La transmission des « savoirs tacites » constitue un vrai défi dans l’industrie ?
Jean-Roch Houllier : Une personne expérimentée, c’est un peu un magicien : elle peut vous regarder, ses mains font, et arrivent à un résultat surprenant sans que vous puissiez comprendre ou reproduire ce qui se passe. Toute activité est complexe : le cerveau envoie une commande aux nerfs qui actionnent les muscles qui vont agir un objet. Les sens envoient une information au cerveau qui vérifie la conformité du résultat de l’activité aux attentes. Sinon, la boucle recommence jusqu’à atteinte de l’objectif. Dans l’industrie, deux sens sont principalement sollicités : un « sans contact » (la vue qui mesure la distance, la taille, la forme, la couleur, la vitesse) et un « au contact » (le toucher qui mesure la pression, la température, la vibration, la texture, la douleur).
Franck Vermet : Pour prolonger l'exemple que je donnais, la cuisine est une activité plus complexe encore, car elle nécessite de la physique et de la chimie ! Nos cinq sens sont sollicités. La technologie actuelle permet surtout de retransmettre du visuel en deux dimensions et de l’audio avec des vidéos, mais c’est une fraction des informations essentielles traitées par le sachant. Hapster permet d’aider les sachants à formuler ces éléments tacites critiques et de les illustrer avec des supports vidéo générés automatiquement pour une transmission efficace : un auto-apprentissage de la théorie, utilisation de ces supports par le tuteur comme une checklist pour montrer et valider physiquement l’acquisition de chaque geste. Les années d’essai et d’erreur (qui ont amené à la magie de la réussite du premier coup des experts) sont ainsi transformées en semaines d’apprentissage vers l’autonomie de nouveaux collaborateurs.
Qu’est-ce que cette aventure d’écriture conjointe vous a appris, l’un sur l’autre… et sur votre propre rapport à la transmission ?
Franck Vermet : Maîtriser c’est allier théorie et pratique, savoir et savoir-faire, connaissance et compétence. Jean-Roch a apporté sa connaissance encyclopédique de la pédagogie et du digital pour aider à la formation ; j’ai apporté mes années d’expérience de pratique terrain et d’adaptation de la méthodologie TWI au monde moderne testée pour adapter l’IA. Nous avons appliqué la méthode Hapster pour écrire cet ouvrage, en nous enfermant une journée dans une salle ! Jean-Roch m’a fait subir un interrogatoire qui m’a permis d’objectiver des schémas mentaux réflexes issus d’années de pratique de transmission. Cela a donné la colonne vertébrale du livre, à laquelle nous avons ensuite apporté du contenu sous diverses formes (recherche bibliographique de l’état de l’art, description théorique et illustrations, use cases ayant apporté des résultats concrets, etc.).
Jean-Roch Houllier : Cette complémentarité, essentielle, a fonctionné sur un socle de confiance et de respect mutuels avec une volonté commune d’aider les autres à se faciliter la vie, trouver du sens pour leur développement, leur employabilité et pour les entreprises à améliorer leur performance. « Personne ne nous montre nos défauts comme un disciple » disait Jules Renard. Nous avons tous deux grandi en étant chacun à notre tour maître et disciple l’un de l’autre
À qui s’adresse ce livre, très concrètement ?
Franck Vermet et Jean-Roch Houllier : Ce livre s’adresse quiconque s’intéresse, d’un point de vue personnel ou professionnel, à l’art de la transmission. L’art, racine commune entre artisan et artiste, équilibre subtil entre la distillation des bonnes pratiques issues des expériences du passé et la créativité qui ouvre la voie à de nouvelles pratiques à l'avenir avec l’aide de l’IA. Il va donc permettre aux décideurs de mieux comprendre comment libérer les énergies de leurs organisations en valorisant les anciens et motivant les nouveaux pour pérenniser et booster leurs entreprises. Il vise aussi à aider « remettre l’église au milieu du village » comme dit Marc Dennery dans la préface : « la formation en entreprise est indissociable du métier tel qu’on le réalise pratiquement au quotidien » et mieux placé que la fonction RH pour contribuer à cette noble tâche. C’est donc également aux populations associées au développement de la Richesse Humaine que s’adresse également cet ouvrage. Enfin, nous avons souhaité pouvoir permettre à nous tous, tour à tour sachants et apprenants, ce principe de vie : « La vie doit être une éducation incessante ; il faut tout apprendre, depuis parler jusqu'à mourir » comme disait Flaubert.
Pour en savoir plus : Transmettre des savoir-faire et gestes métiers
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