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Inflation d’agents IA, entreprises en quête de productivité, collaborateurs inquiets, managers sommés d’innover : 2025 aura été l’année de la bascule. Josh Bersin détaille, sans fard, les tendances qui redessinent le travail et ce que les DRH doivent mettre à l’agenda dès 2026.
Pourquoi dites-vous que nous entrons seulement dans la “vraie” transformation par l’IA ?
Josh Bersin : Parce que nous sortons du stade gadget. La plupart des entreprises ont franchi la première marche — l’usage individuel de copilotes pour rédiger, résumer, rechercher — et commencent à passer à la vitesse supérieure : automatiser des séquences entières de travail, puis des processus bout en bout. En 2025, l’IA générative est devenue courante, mais la valeur est devant nous avec les “super-agents” capables d’orchestrer recrutement, service client, finance, L&D, et d’apprendre en continu des résultats. Ce n’est plus une addition de petits gains personnels, c’est une refonte opérationnelle. Le parallèle est parlant : l’étape 1, c’est la direction assistée ; l’étape 3, c’est la conduite quasi-autonome qui choisit la meilleure trajectoire dans le trafic réel. Voilà pourquoi 2026 sera l’année des architectures d’agents… et des choix structurants pour RH et métiers.
L’économie ralentit, l’énergie flambe : ces vents contraires ne freinent-ils pas l’adoption ?
Josh Bersin : Ils la rendent plus stratégique. Oui, il y a un coup de frein conjoncturel et des dirigeants qui instrumentalisent l’IA pour justifier des coupes ; mais le sujet de fond, c’est la productivité et l’échelle. Dans un contexte tendu, les comités exécutifs demandent : comment produire plus, mieux, plus vite, avec la même base salariale — ou presque ? Par ailleurs, l’IA a un coût énergétique réel : data centers géants, besoins d’électricité et d’eau de refroidissement, arbitrages géopolitiques. Ce n’est pas anecdotique, et la pression sociale va monter. Mais cela n’invalide pas la création de valeur : l’équation devient “impact métier démontrable + gouvernance responsable”. Les entreprises qui tiennent les deux bouts — résultats et responsabilité — avanceront plus vite, car elles emporteront l’adhésion des salariés, des clients et des régulateurs.
Vous parlez de “super worker”. Qu’est-ce que cela change pour les collaborateurs et leurs managers ?
Josh Bersin : L’IA n’est pas une prothèse, c’est un multiplicateur. Côté employés, l’enjeu est d’augmenter la densité de talent : chacun doit pouvoir produire davantage de valeur dans son rôle — meilleure qualité, meilleure vitesse, meilleure pertinence. Côté managers, le mandat évolue brutalement : on ne leur demande plus seulement d’exécuter et d’optimiser, on leur demande d’orchestrer l’innovation de terrain. Les meilleures idées d’usage viennent souvent des opérationnels — un entrepôt en Asie qui inventorie par vidéo et économise 80 % de temps de comptage, une équipe retail qui conçoit son agent d’aide à la vente. Le rôle du manager “super manager”, c’est d’encourager, d’outiller, de sécuriser ces expérimentations et de diffuser ce qui marche. Et, très concrètement, de libérer la mobilité interne : les organisations les plus dynamiques déplacent vite les talents vers les problèmes à résoudre ; elles gagnent en agilité, en engagement, en marge.
Quels impacts l’IA a-t-elle déjà sur la formation ?
Josh Bersin : Colossaux. On parle d’un marché mondial de près de 400 milliards de dollars par an, mais seule une entreprise sur quatre juge ses dispositifs réellement efficaces. L’IA est en train de bouleverser tout cela. D’abord, sur les outils : le temps moyen de conception d’un programme est passé de plusieurs mois à quelques heures grâce aux générateurs de contenus, avatars, simulations et traducteurs automatiques. Chez Moderna, par exemple, la production d’un module vidéo est passée de six semaines à une journée, et l’entreprise estime avoir économisé des milliers d’heures équivalent temps plein en rationalisant les formations obligatoires. Ensuite, sur les formats : on sort du cours linéaire pour aller vers le “learning in the flow of work”. Dans notre dernière enquête, seulement 3 % des entreprises pratiquaient encore l’apprentissage adaptatif ; en 2026, ce sera probablement dix fois plus. La logique n’est plus de “publier des contenus”, mais de “répondre à des questions” : l’apprenant interroge la machine, qui lui propose la capsule, le podcast ou le simulateur dont il a besoin, au moment où il en a besoin. Les coûts suivent la même trajectoire : nous estimons que 40 % du budget L&D actuel est gaspillé dans des doublons, des bibliothèques peu utilisées ou des programmes figés. L’IA peut en économiser la moitié, tout en améliorant la pertinence. Elle permet aussi de traduire instantanément, de contextualiser par métier, d’actualiser chaque jour. L’enjeu, désormais, n’est plus de produire des cours mais de piloter la qualité, la pertinence et la réutilisation. C’est une réinvention totale du rôle des équipes L&D : moins de production, plus de conseil, d’analyse, de performance.
Concrètement, à quoi ressemble l’architecture cible côté SI RH et gouvernance ?
Josh Bersin : Finie la collection d’agents isolés et de portails juxtaposés. On s’oriente vers une stratégie d’entreprise pour les agents, avec un socle commun de sécurité, de données, de politiques ; des services RH transverses (Ask HR, paie, temps, mobilité) exposés sous forme d’agents ; et, derrière, des “super-agents” qui composent des solutions complètes en piochant dans les briques internes et partenaires. Cette approche réduit la dette d’intégration, accélère l’innovation, et clarifie le rôle de la RH : passer d’usine à processus à studio de solutions. La feuille de route se bâtit autour de trois vecteurs : 1) productivité (libérer le temps humain de faible valeur), 2) échelle (absorber plus de demandes sans embauches proportionnelles), 3) expérience client/interne (parcours fluides, guidés, personnalisés). Et elle exige une gouvernance resserrée données-IA-sécurité ; la confiance se gagne dans les détails.
Quels sont vos “must-do” pour 2026 si l’on est DRH ou CLO en France ?
Josh Bersin : Premièrement, former massivement aux usages — pas des grands principes, des cas concrets, des prompts, des scénarios d’agent par métier ; l’appropriation crée la valeur. Deuxièmement, choisir deux ou trois processus cœur où l’agent 3.0 peut délivrer vite : recrutement à volume, support RH, L&D, service client… et piloter par les métriques métier (délai, qualité, revenu par employé), pas par la “consommation d’outil”. Troisièmement, muscler la mobilité interne : un manager qui perd un talent pour un projet prioritaire doit y gagner ailleurs ; c’est un choix de système, pas d’héroïsme. Quatrièmement, réinventer le rôle managérial : coacher à l’innovation de terrain, récompenser l’initiative, documenter et partager les “patterns” qui marchent. Enfin, parler vrai sur l’énergie, la précision des réponses, la protection des données : l’IA a des limites et des coûts, mais bien gouvernée, elle est une formidable fabrique d’agilité. Le message aux équipes ? Personne ne vous remplace ; on vous équipe pour viser plus haut.
Propos recueillis par la rédaction d’e-learning Letter
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