La sobriété numérique est aujourd’hui sur toutes les lèvres, pourtant, le secteur de la formation semble hésiter entre innovation technologique et responsabilité environnementale… 

Claire Bernagaud : La question, c’est bien, en effet : comment concilier créativité pédagogique et sobriété numérique sans renoncer à l’efficacité des dispositifs proposés ? D’abord, il est important de rappeler ce que l’on entend par sobriété numérique : il ne s’agit pas de bannir la technologie, mais d’en maîtriser l’usage, de limiter les impacts environnementaux de nos consommations numériques en évitant le superflu, et d’optimiser les formats et les supports utilisés. Cela invite forcément à faire des choix dans les dispositifs de formation que nous proposons.

Le recours à des innovations technologiques est pleinement justifié pour certains apprentissages ? 

Claire Bernagaud : C’est le cas, par exemple, pour les gestes métiers, les situations à risque, les environnements très spécifiques. Mais, pour d’autres sujets (et ils sont nombreux !), il est possible de créer des expériences d’apprentissage engageantes et efficaces avec des moyens plus sobres : des mécaniques de jeu bien pensées, des défis, des scénarios à choix multiples, de la coopération, de la mise sous tension, du chrono… L’important, c’est d’intégrer les leviers qui favorisent l’engagement : des objectifs clairs, le sentiment de progression, la mise en pratique, la collaboration, la reconnaissance, la rétroaction… L’ingénierie pédagogique joue donc un rôle clé. En déployant cette ingénierie sur les plateformes de formation qui permettent de mobiliser une grande richesse de fonctionnalités, on peut tout à fait associer créativité pédagogique et sobriété numérique. Moodle, pour citer uniquement cette plateforme, propose un formidable terrain de jeu pour concevoir des formations engageantes sans nécessairement recourir à des contenus lourds, des animations complexes ou des modules immersifs gourmands en bande passante. Ce choix technologique n’est d’ailleurs pas anodin : des études comparatives montrent que les LMS fondés sur le cloud, bien configurés, peuvent permettre une réduction significative de l’empreinte carbone, par rapport à des solutions plus lourdes.

Face à l’attrait croissant des modules immersifs comme la réalité virtuelle, souvent gourmands en ressources numériques, il existerait donc réellement des alternatives pédagogiques plus légères, mais tout aussi engageantes pour l’apprenant ?

Claire Bernagaud : Oui, et heureusement ! Il existe des alternatives, à condition de travailler finement l’ingénierie pédagogique et d’exploiter pleinement le potentiel des plateformes de formation. L’engagement ne dépend pas uniquement de l’effet « waouh » technologique ou graphique, il repose d’abord sur la manière dont on fait vivre l’apprentissage. Sur Moodle, on peut facilement créer des dynamiques d'engagement en gamifiant des parcours : système de points, récolte et troc d'objets, défis, classements… On peut aussi imaginer des scénarios interactifs à choix multiples, des activités qui s’adaptent aux réponses de l’apprenant… Des activités engageantes qui renforcent l’expérience apprenante sans forcément alourdir l’empreinte numérique. 

L’intelligence des plateformes et la ludopédagogie sont-elles aussi des leviers d’innovation « responsables » ?

Claire Bernagaud : Concrètement, nous avons conçu une formation en ligne, en appui à notre présentiel, pour former des concepteurs de formation sur Moodle à la ludopédagogie, qui rentre totalement dans ce cadre. L’idée est de montrer, par l’exemple, qu’on peut concevoir une expérience d’apprentissage immersive, engageante et plus « légère », en mobilisant les outils disponibles dans Moodle. Notre choix initial a été de plonger l’apprenant dans une aventure de pirates : il incarne un moussaillon qui embarque pour un voyage de formation, mais se fait rapidement sermonner par le capitaine… car il n’est pas correctement équipé ! Ce storytelling, appuyé par un graphisme en phase avec cet univers, porte toute l’expérience. Dès le démarrage, l’apprenant visualise son parcours sur une carte maritime, grâce à un plugin simple permettant d’intégrer une image de fond et de positionner les différentes étapes de navigation. Puis, à chaque étape, et toujours via différentes activités Moodle, il découvre des ressources, part en quête d’objets qu’il collecte pour compléter son équipement, gagne des pièces d’or qui lui permettront ensuite de faire du troc avec d’autres moussaillons… On a donc de la gamification, de la collaboration, de la progression scénarisée, mais sans recours à des vidéos, animations complexes ou modules immersifs. Même si les images sont issues de banques d’images ou générées par IA, notre impact numérique reste maîtrisé.

Comment sensibiliser efficacement les entreprises à la sobriété numérique sans tomber dans un discours moralisateur ou culpabilisant ?

Claire Bernagaud : Il ne s’agit pas de tout interdire, mais bien de choisir les outils à bon escient en se posant les bonnes questions : Est-ce vraiment nécessaire ? Quelle est la plus-value pédagogique ? Puis-je atteindre le même objectif avec une solution plus sobre ? Il faut apprendre à éviter certains réflexes ancrés, comme le recours systématique à la vidéo ou au module e-learning complexe. Et, toujours travailler en ayant le réflexe d’optimiser le poids de ses productions : combien de fois, nous récupérons des packages scorm pesant plus de 500 Mo ? Des images non optimisées ? Des vidéos tournées en 4K ? Ce sont tous ces réflexes aussi qu’il faut inculquer aux acteurs de la chaine de production. Ce n’est pas une remise en cause de l’innovation, car évidemment, l’idée n’est pas de faire moins bien, mais de faire autrement. Il est possible de montrer que sobriété peut rimer avec créativité, efficacité… voire avec économies budgétaires. 

Devenir sobre numériquement n’implique pas que l’on renonce à l’ambition d’innover ?

Claire Bernagaud : Chez Ingenium digital learning, sobriété et innovation ne sont certainement pas antinomiques, mais bien complémentaires. Nous le vivons très concrètement dans nos recherches actuelles autour de l’IA. Cette dernière ouvre des perspectives très intéressantes en formation, néanmoins elle soulève aussi de nombreuses questions, énergétiques et de souveraineté notamment. Dès la conception de nos projets de R&D, nous nous posons, par exemple, la question de la conservation des historiques, nous faisons le choix de limiter la collecte de données aux seuls analytics réellement utiles, à la fois pour alléger l’impact environnemental, mais aussi par respect de la vie privée. En matière d’ingénierie pédagogique, l’IA peut être une aide précieuse, cependant pourquoi vouloir à tout prix entrer dans un projet en interrogeant l’IA ? Nos Ingénieurs pédagogiques ont encore de belles idées, qui n’ont parfois rien à envier à l’IA. L’IA peut enrichir, ouvrir d’autres perspectives, mais soyons aussi raisonnables dans son utilisation.